Les absents

Le ciel est lourd au-dessus de Riga, comme s’il voulait nous écraser. Je marche dans les rues de cette ville où chaque silence semble porter un poids invisible. Depuis des mois, une tension sourde imprègne l’air. La Lettonie, petite sentinelle balte, se tient à la frontière de l’ombre, juste à côté de la Russie. Les mots « invasion », « frontière », « guerre » ne sont jamais prononcés ici à haute voix, mais ils vibrent dans chaque regard, dans chaque recoin.

Je me tiens face à un conteneur bleu posé au bord d’une rue déserte. Une échelle est appuyée contre lui, mais elle ne mène nulle part. À côté, un panneau de sens interdit se dresse, dérisoire, inutile. Je lève mon appareil photo. Ce conteneur, on m’a dit, est un abri temporaire, mais pour qui ? Il n’y a personne ici, juste cette étrange composition qui semble attendre quelque chose ou quelqu’un. Peut-être un départ, ou peut-être une fin.

Dans le centre, l’atmosphère est différente mais tout aussi oppressante. Sur un mur immense, un portrait grotesque de Poutine, transformé en crâne, domine la rue. C’est une image violente, qui ne laisse aucune place au doute : ici, on ne détourne pas le regard. Les slogans « Stop Poutine! » et « Stop War! » s’accrochent aux barrières en lettres jaunes et bleues, des cris figés dans la peinture. Une femme passe devant, cigarette à la main, son visage fermé. Je me demande ce qu’elle pense. Est-elle inquiète ? Résignée ? Moi, je sens cette tension qui monte dans ma poitrine, comme si le conflit à la frontière était en train de m’atteindre, moi aussi.

Je continue à marcher, mon Leica à la main, capturant des fragments de cette ville en suspens. Sur une place, des drapeaux ukrainiens flottent dans le vent. Le jaune et le bleu éclatent contre le ciel gris, mais les tissus sont usés, comme fatigués par les tempêtes qu’ils ont dû affronter. Une vieille femme, en manteau trop grand, s’arrête pour les regarder. Ses lèvres bougent à peine. Je me demande si elle prie, ou si elle parle seule.

Près du fleuve, la vie semble résister. Un ancien boxeur Russe se tient droit dans l’eau froide, torse nu. Il me regarde droit dans les yeux quand je le photographie. Il ne bouge pas, comme s’il voulait me défier. Derrière lui, les roseaux bougent doucement dans le vent. J’entends des rires d’enfants, plus loin, des pierres lancées dans l’eau. Un père murmure à sa fille : « regarde les oiseaux, rien ne peut les arrêter » J’aimerais le croire, mais ce n’est pas vrai. Ici, tout reste. Les blessures, les mémoires, les peurs.

Au marché, une autre scène me frappe. Une femme en robe verte se tient devant des pastèques ouvertes, leurs rouges éclatants semblant absorber toute la lumière. Derrière elle, un homme est assis sur une marche, le regard perdu. Il semble attendre, mais quoi ? Autour des étals, les conversations sont basses, précautionneuses. On parle des prix, mais aussi des rumeurs. De ceux qui pensent partir, et de ceux qui ont déjà disparu.

En fin d’après-midi, je me rends dans un quartier périphérique. Les immeubles soviétiques, ces blocs de béton géants, dominent le paysage. Sur lord du fleuve Daugava, des femmes en maillots de bain s’étendent sur des serviettes. Elles parlent, elles rient parfois, mais leurs voix ont une drôle de résonance, comme si elles cherchaient à combler un vide. L’une d’elles me raconte une histoire : sa mère était Russe mais elle se sent profondément Lettone et elle a peur de revivre les heures sombres de la guerre.

Le soir tombe. Je suis assis sur un banc, face à une installation de drapeaux ukrainiens. Le vent les fait bouger doucement, presque comme une respiration. Je regarde les photos sur mon appareil. Elles ne racontent pas la guerre directement, mais elles laissent deviner son empreinte. Elle est là, dans les visages, dans les corps, dans les rues.

Je reste là, immobile, à écouter la lumière qui décline sur Riga. Les absents sont partout. Dans l’air, dans le silence. Ici, tout finit par passer, oui, mais rien ne s’efface jamais vraiment.

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